Imaginons une aire de spectacle vivant, une scène en creux, un ring en forme de haricot local, un vallon entouré de collines ou s’assoient des milliers de spectateurs venus d’horizons différents, ancrés dans la glaise ou volatils dans des nuages de tour du monde. Les lumières s’allument, les acteurs défilent chargés d’immenses panneaux aux images variées, bien rangées ou désordonnées, locales, pépères, ou troublantes, impliquantes, choquantes pour certains.
Images sorties d’ici ou venues d’ailleurs, d’hier ou de maintenant.
Plaisir des yeux et de l’esprit.
Un diaporama géant, dont les images défilent sans arrêt, montent, descendent sur les pentes, certaines trébuchent, roulent au bas de la colline, d’autres se dressent fièrement sur des crêtes orgueilleuses ou modestement s’ancrent au sol pour durer. Les acteurs commentent, s’interpellent, déclament, s’invectivent, s’aiment, se déchirent. Ils sont applaudis chaudement, portés aux nues ou décriés, sifflés, chahutés par un public diversifié, vivant, critique ou indifférent battant le rappel ou regardant sa montre pour vérifier l’approche du clap de fin.
Ce devrait être cela une soirée de gala pour notre concept qui sème chaque année des images en plein air, un « Cirque du Soleil » consacré à la photo, un vaste cinéma multidimensionnel sous les étoiles.
En réalité la scène mesure environ 20 km de rayon, les collines aux belles vues sur les Pyrénées, peuvent atteindre 500 m de haut, les images installées y restent souvent plus de quatre mois et apportent dans les villages débats, discussions sereines ou animées, confrontations amicales ou ennemies, lien social et convivialité, souvenirs dans les yeux ou oublis indifférents.
Ce n’est pas nouveau, une photo n’est jamais neutre, de nombreuses références historiques ou géographiques pourraient être citées, ce à l’heure d’un confinement prolongé nous expliquant, en cette fin d’année 2020 qu’il faudrait mettre les villes à la campagne… Donc.
Mon propos ici, qui n’engage que moi et non l’association D119, est d’illustrer cette scène par une réflexion autour de l’expérience cumulée de 7 ans de Chemins de photos dans les collines rurales de La Piège et du Razès, entre Castelnaudary et Carcassonne dans l’Aude.
« L’image est un sport de combat ». Ce titre en lui seul évoque le concept de ce projet : poser des images sur nos chemins ruraux, sans préjuger de leur contenu.
Une aventure qui est née au forceps en 2014 et qui depuis, a su chaque année attirer de plus en plus de communes rurales.
Pourquoi et comment ces communes de 50 à 400 habitants pour la plupart en sont venues à accrocher chaque année des expositions photographiques sur leurs murs, à financer des supports adéquats et à défendre ce concept dans leur maigre budget, à inciter du bénévolat pour leur mise en place ?
Des éléments de réponse positifs :
La première réponse pour une bonne part se situe dans le désir de trouver, retrouver, perpétuer une vie, une activité sociale, de donner du sens à un lieu de vie qui par ailleurs est soumis à des contraintes fortes pour assurer sa subsistance, son existence dans la société d’aujourd’hui. « Villages à vendre » déclaraient en 2018 une grande bâche peinte en rouge au bord de la route D119. Plus loin une forêt de croix catholiques témoignant à la fois d’un grand nombre de villages morts - belle vision négative du développement durable (j’aurais plutôt planté un arbre par village…) - et d’une storytelling chrétienne sur ce territoire qui compte un monastère dominicain et une école privée intégriste catholique, (Et pour certains un vrai miracle, le joli conte de cette fameuse poutre brûlée de l’ordalie…).
A ce désir il faut adjoindre une demande implicite de soutien due au manque d’habitude des élus à l’exercice de l’exposition artistique et à l’animation culturelle. Élus par ailleurs aux compétences remarquables le plus souvent et sachant organiser pour leur commune une multiplicité d’activités. C’est donc pour eux une complémentarité : ce projet leur apporte une expertise qu’ils n’ont parfois pas et qu’ils souhaitent s’adjoindre tout en gardant la main sur leur participation.
La troisième réponse plus relative est celle du désir d’accueil du public dans des villages qui, hormis quelques gîtes ou chambres d’hôtes clairsemés géographiquement - trop souvent créés par des résidents venus d’ailleurs - ont peu à offrir aux personnes de passage ou en séjour de vacances : un zeste de patrimoine local relativement banal, églises du XIXe siècle pour la plupart, en général portes fermées (et qui émargent pour un « bras » en entretien dans des budgets communaux exsangues), bassins ou calvaires anciens, et une nature contrôlée qui, si elle peut apparaître, masquée, sous ses plus beaux atours (Ah les beaux jaunes des tournesols au soleil couchant ! s’extasient les photographes calant leurs trépieds en bord de route), témoigne surtout de l’appauvrissement des sols, de la disparition de la faune et de la flore native, des méfaits d’une agriculture qui se veut de plus en plus extensive et productiviste, sans contrepartie significative de producteurs locaux plus soucieux d’éthique environnementale.
Le patrimoine principal, accroché à la Cité de Carcassonne voisine ou au Canal du Midi, se situe plutôt dans les bourgs les plus importants (Belpech, Fanjeaux, Alaigne, Arzens, Brens, Villasavary et Castelnaudary, qui participent également aux Chemins de photos)
Le rôle de locomotive joué par ces bourgs : leur intérêt croissant à ce projet valorise les communes plus rurales. Un rôle bien compris par les élus et s’avérant essentiel pour assurer le gîte et le couvert des visiteurs, des expositions parfois plus étoffées également.
Le rôle fédérateur non contraint pour les communes dans une période d’installation des EPCI aux règles et aux contours géographiques édictées par l’état central. Certaines ont trouvé là le moyen d’affirmer pour une part un morceau d’indépendance en constituant informellement une « fédération de projet volontaire ».
Une argumentation plus négative qui a évolué d’année en année :
Les freins idéologiques : Poser des photos sur les murs des villages n’est donc pas anodin et nous avons pu le vérifier dans l’histoire de ces Chemins, depuis la première « fâcherie » d’un collectif ayant installé une grande photo de femmes musulmanes en burka sous le mur de soutènement d’une église catholique - provocation certes dans ce village ayant élu un conseil municipal aux idées à peine voilées, ce qui a illico permis à la fraction la plus extrême de pousser de hauts cris et entraîné le décrochage de toutes les expositions sur la commune ; jusqu’à ce village réticent à exposer les corps d’hommes en shorts d’une des plus belles séries proposées en 2020 : « Lutte dans le boue au Vietnam - Ly Hoang Long, 2020 », photos assez voisines de celles que nous voyons souvent dans les journaux, de rugbymen torse nu maculés de boue dans un vestiaire, aussi sur un terrain à la mêlée ou sautant pour la balle au renvoi de touche.
Les représentations de la photographie véhiculée dans la société, principalement par les médias généralistes : élitistes pour la photo d’art et le noir et blanc, l’insolite ou le décalé , politiques pour le reportage sociétal montrant souvent ce que l’on ne veut pas voir, populaires pour la couleur des paysages surtout locaux, les mariages, la mode devenue banale du selfie fêtard (LOL) ou sur fond célèbre à partager (J’y étais !), populistes pour le scoop d’une scène crue ou violente, parfois haineuse, posée sur des réseaux sociaux d’autant plus actifs qu’ils sont anonymes.
Représentations exprimant principalement le mythe narcissique du miroir (Ô mon beau miroir dis-moi qui est la plus belle – Frères Grimm, 1812) et un trop peu de désir d’aventure, de changement (« Partir c’est mourir un peu, … c’est laisser un peu de soi-même… » - Edmond Haraucourt, 1890).
Les photos ayant eu le plus de succès auprès des élus et – significatif – pour lesquelles ils ont engagé leur meilleure participation, ajoutant à leur commune un décor permanent : « Mon village » 240x180cm couleur, fixée à demeure sur un mur à Escueillens et « Mains de la Terre » 400x400 cm N&B, accroché sous le pont bien visible à Belpech, ville riche d’un excellent foie gras local.
En quelque sorte un choix de « Terroir illustré » d’une très belle manière.
Le scepticisme, l’indifférence, le refus de certains élus - certains seulement ; d’autres ayant largement approuvé le concept, le soutiennent moralement ou par un engagement réel et un financement adapté aux demandes, même si nous souhaitons le voir augmenter régulièrement pour correspondre aux besoins - qui connaissent bien ces collines et qui, peu confiants, voyaient cette aventure engageant des fonds publics rapidement s’arrêter, sachant qu’agriculture et culture artistique ne font guère bon ménage trop souvent chez leurs électeurs. Ce projet, il fallait « le voir pour le croire », et surtout le voir en ne lui donnant aucun moyen. (Très largement refusé en décembre 2013 par la CCPLM, pour 80 expositions installées aujourd’hui - sur cette communauté de communes seulement !).
Le peu de reconnaissance de l’Office de Tourisme local pour qui cette centaine d’expositions sur son territoire ne constitue qu’une « prestation de service » et qui ne semble pas encore l’envisager comme un fait culturel et une véritable destination touristique à l’égal d’autres propositions valorisées.
La frilosité d’un certain nombre de photographes à envisager de « sortir les images du cadre (François Hébel, Arles) » et donc une attitude quelque peu froide devant nos propositions pour certains, voire pas intéressés du tout par des expositions dans une zone jugée « quasiment désertique ». S’il est vrai que la population est dispersée, le triangle Castelnaudary, Limoux, Arzens dans lequel évolue ce projet compte 80 000 habitants environ.
L’individualisme d’autres, parfois ayant une très haute idée de leur production personnelle, venus « à la soupe » ou pour voir, et qui nous ont quittés depuis devant notre peu d’écoute face à leurs désirs de mise en avant prioritaire, ou non sélectionnés ou trouvant peu d’intérêt au concept.
L’indifférence de professionnels pour qui exposer dans ces collines n’apportait pas de plus value économique, plus value vitale pour eux dans l’exercice de leur profession.
L’apprentissage nécessaire de la relation entre les uns et les autres : respect de l’œuvre de l’auteur pour les uns et respect du bénévole ou de l’agent communal qui l’accroche sur le terrain pour les autres.
Une argumentation qui évolue peu, qui touche pour beaucoup à la liberté d’expression :
Le pouvoir sur le terrain de certaines familles d’agriculteurs relativement peu tournés vers le monde extérieur par crainte de perdre ce qui fait leur vie de tous les jours.
L’envie forte pour les associations de chasseurs de rester tranquilles sur leur territoire en écartant a priori tout visiteur et toute nouveauté qui ne fait pas partie de leur univers.
La réticence pour certains résidents secondaires à voir venir des activités qui leur paraissent plus urbaines, étant là justement pour couper avec leur mode de résidence habituel.
Un intégrisme religieux chrétien intolérant à l’action locale non négligeable, qui agit pour une part très incivilement, n’acceptant pas certaines images montrées sur des lieux publics accessibles à tous.
Aussi, quelques vols ou dégradations volontaires, incivilités, extrémismes intégristes ont pu être constatés : cisaillages, « cutterages » ou « taggages » de plusieurs bâches. Vols aussi régulièrement, sans doute pour un accrochage dans les salons personnels des auteurs du larcin. Vols assez flatteurs pour les photographes concernés, alors sûrs que leur photo est appréciée. Comme disait un certain journal bien connu : « Si vous ne pouvez pas l’acheter, volez-le mais lisez-le (Hara-kiri, 1960) ».
Ces incivilités s’avèrent assez rares finalement compte tenu du nombre d’images exposées, 1000 à 1500 chaque année.
Mon propos ici, on l’aura compris, n’est pas d’analyser les images que nous avons présentées ces sept dernières années, peut être 500 à 600 expositions au total. Il est de considérer plutôt qu’elles sont un vrai véhicule artistique et culturel auprès d’un public qui sinon ne les verrait pas, ne verrait que ce que lui présente son écran de télévision légèrement ou très enfumé (« Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. » – Le Lay, 2004), elles sont un facteur de découverte des autres et de lien social, elles amènent le beau, le rare, le vrai ou l’imaginaire chez nous ici, et c’est bien cela qui importe.
« L’image est un sport de combat », heureusement, la fin du match n’est pas pour aujourd’hui et les images décomplexées des collines ont encore un bel avenir. Sachons les rendre toujours plus attirantes et participatives au monde local, à la vie, au Monde tout court, au Monde en changement, au Monde en mutation comme l’évoquera la prochaine édition 2021.
Guy Catalo, coordinateur du festival annuel des Chemins de photos dans l’Aude (11).
www.cheminsdephotos.com
Photo d’illustration : Lutte dans la boue (5/12),
De Ly Hoang Long, photographe Vietnamien.
Série exposée sur les Chemins de photos 2020.